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Château YQUEM
Château YQUEM
1903 - 1892
 

Bulletin n°13
25/05/2004 - 110 - Ambroisie
Le Krug Grande Cuvée qui m’avait tant émerveillé, dont l’émotion est racontée dans le dernier bulletin, avait encore des bulles le lendemain. Un peu moins vivaces, mais le charme du champagne agissait toujours. Sur un mignon de porc à la crème et aux morilles fraîches, j’avais choisi Mouton Rothschild 1990. Ouvert quelques heures avant et décanté pour être goûté à l’aveugle dans des verres Riedel, il offre un nez qui situe tout de suite le niveau : on sait qu’on se trouve dans l’excellence la plus pure. Une intensité invraisemblable, l’annonce d’une densité unique. Et en bouche, c’est le bonheur parfait de plénitude solidement ancrée. Il y a le fruit, il y a les tannins justement dosés qui font saliver de bonheur. Et là, on se demande : à quoi sert-il de consacrer son temps à expliquer les trésors cachés de vins ancestraux quand on a la possibilité de trouver des plaisirs immenses avec des vins jeunes aussi généreux ? Allais-je abandonner cette démarche de mise en valeur des rescapés de l’histoire ?

Mon ange gardien avait dû sentir ce risque quand j’ai fureté en cave car il m’a dicté d’ouvrir une demie bouteille à laquelle je tiens, "Le Corton" Bouchard Père & Fils 1964. Ouvert en même temps que le Mouton et décanté comme lui pour cacher tout indice, j’hésitais à le servir. On pouvait craindre un des ces KO expéditifs que Mike Tyson infligeait à ses adversaires et qui fascinaient les admirateurs dont j’étais, au temps où il promettait de devenir une des plus grandes légendes du noble art. Comme dans un roman policier je maintiens le suspense, mais, habile lecteur, vous connaissez déjà la suite.




La couleur trahissait un âge plus avancé que le Mouton, le nez avait cette étrangeté bourguignonne, ce charme redoutable de Rita Hayworth dans Salomé, et en bouche une cascade de plaisirs suggérés comme le dos alangui de l’odalisque au bain turc d’Ingres. C’est l’alcool qui apparaît en premier, puis des variations d’amertumes et de douceurs comme des moiteurs tropicales. Ce vin dérange mais ce vin séduit. Et ce qui est particulièrement rassurant, c’est qu’on n’a pas besoin de préférer l’un ou l’autre des deux vins. Nous avons pu sur un même plat passer du goût du Mouton, tout dans le fruit et la plénitude de son jeune âge au goût du Corton où l’alcool parle plus fort. Et les deux vins très différents se concevaient aussi bien. Fort curieusement, plus le temps passait, plus le goût du Mouton se rapprochait du goût du Corton, comme par fascination, le Mouton allant vers le Corton et pas l’inverse. Sur des gâteaux secs le Bourgogne continuait de briller quand le Mouton n’était plus à l’aise.




Ainsi, sur la perfection du Mouton 1990 l’espace d’un instant j’eus l’envie de me consacrer aux seuls vins jeunes. Le Corton me rappela à l’ordre de la plus belle façon. On aura compris que je n’avais pas vraiment l’intention de changer de cap et la complémentarité de ces vins que tout oppose m’a confirmé tout l’intérêt de cette recherche sur l’ensemble de la gamme des vins et des années. Il faut aimer toutes les générations.

On m’invite à une journée de démonstration d’un nouvel outil du vin. L’exposition se tient dans une boutique dédiée aux objets du vin qui se trouve à proximité de la place de la Concorde. On y trouve de très beaux verres, des carafes efficaces et toutes sortes d’objets qui sont les cadeaux que les enfants offrent à leur père au jour dit. Un sommelier de renom qui officie dans le Sud Est de la France présente un objet, un outil, qui s’appelle la clef du vin. Sur une pièce métallique de forme esthétique une petite pastille d’un alliage métallique est insérée. On trempe cet appareillage métallique dans un verre de vin, et une réaction chimique a lieu entre ce composé et le vin. Le vin prend-il peur ? Toujours est-il qu’en une seconde il vieillit d’un an. Et selon les auteurs de cet engin on pourrait vérifier jusqu’à quelle date un vin serait bon. Vous avez dans votre cave quelques bouteilles de Chablis de 1998. Vous ouvrez une bouteille que vous vouliez boire, vous prenez votre clef et elle vous dit que votre Chablis a encore six ans de bon temps devant lui, puisque c’est exactement à six secondes de plongée que la clef révèle la limite du vin. Après ces six ans, ce Chablis amorcera cette descente aux enfers fatidique qui est ainsi prédite car il aura atteint sa limite de validité : son ticket ne sera plus valable.
J’ai pu constater par l’exemple qu’effectivement dans un verre le goût d’un vin vieillit et qu’au bout de quelques secondes il donne l’impression d’un vin fatigué. Les auteurs ont-ils trouvé la machine à remonter le temps ? Les restaurateurs auront-ils ainsi trouvé le moyen de gérer leur cave sans devoir utiliser la compétence d’un sommelier, puisque la clef leur donne la réponse de la durée de vie de chaque vin ? Je ne saurais me prononcer. Je peux prédire à cet objet d’avoir une capacité ludique certaine et de devenir un cadeau pour la fête des pères et pour Noël. Va-t-il devenir l’outil indispensable des sommeliers et des amateurs ? J’ai plutôt tendance à avoir une certaine prudence. Le fait qu’on s’intéresse à ce sujet au point de faire des études scientifiques poussant à trouver l’alliage idéal qui fait vieillir le vin est une idée amusante. Bonne chance à ses inventeurs.

Un des effets collatéraux de cette manifestation est que j’ai retrouvé avec plaisir des sommeliers qui étaient venus en voisins et quelques personnes passionnantes. La clef du vin n’est peut-être pas la pierre philosophale, mais le vin étant un sujet de discussion sans fin, il est évident que l’outil fera parler.

Lors de visites impromptues dans des boutiques de cavistes, je vois un champagne que je ne connais pas : « Femme » de Duval Leroy 1990. C’est une femme qui préside aux destinées de cette maison connue de champagne et ce nom est peut-être une profession de foi. Je ne peux pas dire que je suis fasciné par ces noms qui sont des professions de foi alors qu’un nom de lieu ou de terroir sonne mieux à mes oreilles. Le prix affiché situe ce champagne plutôt dans les cuvées d’exception. Champagne bien construit, mais sans véritable sensualité. Je ne mords pas. Est-il possible qu’une «femme» ne m’ait pas séduit ? Je ne peux pas prétendre qu’en d’autres circonstances je ne succomberais pas, mais cet essai ne fut pas fructueux. Le champagne est un domaine où il est très difficile de bousculer les habitudes de goût. Chaque amateur a ses champagnes de prédilection. On l’attire difficilement vers de nouvelles saveurs.

En un beau jour de printemps, quand les feuilles des arbres ne sont pas encore totalement formées, la place des Vosges montre une rassurante mesure du temps, ce temps où l'architecture donnait l'apaisante sensation de la vraie beauté. Le restaurant l'Ambroisie est discrètement signalé sous les colonnades. On y entre comme en un club privé. Un dîner d'amis qui sont tous conscrits. L'un d'entre eux avait fait composer à l'avance par Bernard Pacaud un menu d'une rare intelligence. Les vins sont choisis sur place. Le champagne Louis Roederer que la maison suggère est fort bon. Très agréable champagne bien fait mais sans grande émotion, il se boit avec facilité sur d'attirantes gougères et sur une remarquable mise en bouche à base de foie gras confit au poivre avec une vinaigrette de poivre. Est-ce un souvenir très ancien, sans doute, j'aime beaucoup l'association d'un foie gras au poivre avec le champagne, car la bulle et le poivre s'excitent l'un l'autre. Un maître d'hôtel plein d'humour aura tout au long du repas donné des explications fort utiles. Souvent on n'écoute pas les présentations de plat solennelles, apprises par coeur et sans âme. Là, l'exposé est brillant, explique quelques secrets qui permettent une meilleure compréhension gustative du plat, et va même jusqu'à faire quelques traits d'esprit face à une tablée volontiers chahuteuse et décidée à s'amuser et festoyer. Le sommelier fort compétent sans le moindre étalage inutile de sa science avait lui aussi un humour fort enjoué. Même s'il n'en est pas l'auteur, un trait d'esprit nous a fait rire. Nous lui disons pour un choix de vin : "nous vous donnons carte blanche", il nous répondit : "je préfèrerais carte bleue". On voit que l'esprit général était de bonne humeur.
Le cannelloni de ris de veau est un plat délicieux et le Meursault "les Crotots" François d'Allaines 2001 se mariait particulièrement bien à la sauce généreusement rabelaisienne et aux morilles dont la rigueur repositionnait le Meursault comme le safran réoriente le dériveur. Ce Meursault chaleureux se mâche avec bonheur tant il emplit la bouche en toute décontraction. Il est diablement aidé par le plat qui lui convient. Mais sur un magistral bar au caviar remarquablement exécuté, le Meursault montre ses limites. Il n'a pas la complexité que le bar appelle. Suffisamment civilisé il l'accompagne poliment, mais la magie de l'accord avec le cannelloni ne se retrouvait plus. Le caviar traité chaud donne des sensations spéciales et fort excitantes que j'adore mais n'aide pas le vin malgré sa civilité évidente. Le navarin de homard est magnifiquement préparé. Il est particulièrement généreux. On est dans une cuisine classique, traditionnelle, qui enchanterait certains ancêtres prestigieux qui ont défini en leur temps les canons de l'art culinaire. C'est la cuisine bourgeoise à son niveau ultime d'accomplissement. Les trois plats construits selon ce même esprit ont composé un ensemble particulièrement brillant, mon coeur penchant d'abord pour le bar, puis le homard, et trouvant que le cannelloni aurait gagné à avoir un peu moins de morilles et un peu plus de ris.

Sur le homard, nous «attaquons » Kirwan 1998. Ce choix de sommelier est judicieux, car le vin avait magiquement attrapé toutes les composantes de la sauce, phénomène que j'adore constater. Mais ce Kirwan était si coincé, si freiné par sa camisole qu'on n'avait qu'une esquisse de vin. Aussi, laissant le choix au sommelier, celui-ci nous trouva un vin italien au nom qui fait peur : Caberlot 1995, car on redoute un de ces vins modernes qui se veulent internationaux. En fait le choix était fort bon, car même si la trame est simple, ce vin a une générosité, une spontanéité qui forcent le plaisir. Au moment des fromages, je croyais pouvoir revenir au Meursault, mais le palais était déjà conditionné et le Caberlot se comporta fort bien à ce moment particulier du repas.
Le dessert au chocolat est un pilier de cette institution. Dix-huit ans d'existence du plat avaient forcément donné au sommelier l'occasion de trouver l'accord parfait. Servi curieusement dans une flûte, un whisky pur malt Port Dhubh 21 ans de 43°(que j'ai vaguement pris au nez pour une grappa avant qu'on ne me souffle) crée effectivement un mariage précis. Mais j'explorerais volontiers sur ce beau dessert des vieux Maury qui exprimeraient plus de sensations que ce whisky. On oublie trop souvent les Maury qui finissent si délicieusement les repas sur des notes voluptueuses alors qu’ici on joue dans le plaisir sadomasochiste : whisky, fais moi mal. Ayant malencontreusement fait de l'humour sur l'innocuité de ce 43° nous nous retrouvâmes face à un Teaninish, pur malt de 27 ans titrant 64,3°. Ça c'est une boisson d'homme, avec son marcel et ses biscotos. Très beau whisky car la force alcoolique ne le simplifiait pas dans un message brutal. On avait un beau caractère non biaisé. Inutile de dire que nous n'étions plus dans les canons sarkoziens de la beauté.
L'Ambroisie est un restaurant à part. La décoration raffinée et la disposition des lieux donne l'impression que l'on dîne en un château privé. L'accueil attentif et personnalisé m'a fait ce soir une très positive impression alors qu'en une autre circonstance je m’étais senti bien ignoré. Il ne faut jamais juger les lieux une seule fois. Je me suis gentiment opposé - sans réussir - à cette manie d'enlever les verres quasi vides beaucoup trop rapidement de la table. C'est une règle de service à résolument changer. Sommeliers de tous les grands palais de la gastronomie, laissez les verres. Ces rapts me frustrent car le verre vide est un témoin de l'odeur qu'il faut encore consulter, même si l'on a changé de vin. Je suis content que le menu, choix judicieux d'un ami esthète, m'ait permis de profiter, de jouir de la généreuse et parfaite conception de la cuisine de Bernard Pacaud. Un grand moment de gastronomie.

Dîner chez Patrick Pignol ce bouillonnant chef si talentueux. Il n'y a que lui pour se casser un bras aux sports d'hiver. C'est dans la ligne de son tempérament espiègle et enjoué. Le bras sous sa blouse comme s'il préparait une farce, il a tout de Napoléon au soir d'une bataille. Mais sa cuisine n'est pas celle d'un bras cassé, loin s'en faut. Les asperges ont une cuisson divine qui les rend croquantes à souhait. Parsemées de morilles elles sont délicieuses. Le cannelloni de homard est brillant. On s'amuse à passer du séduisant Condrieu "les Chaillets" Yves Cuilleron 2000 étonnamment flatteur, rond, beurré, parfois presque vendanges tardives, qui avait bien vibré sur la sauce aux morilles et barbote de bonheur avec le homard, au vin que j'adore, Côte Rôtie la Mouline Guigal 1992. La texture de la pâte, la vibration du crustacé font émerger la Mouline de sa discrétion première, car même carafé, ce vin a besoin de s'étirer, de faire son stretching. Puis arrive le magistral pigeon. Comme son créateur il n'a qu'un bras mais c'est suffisamment copieux. Une chair d'une immense personnalité. Et là, la Mouline sort ses plus beaux atours, se fait belle pour délivrer un message de pur plaisir. Ce n'est pas sa plus puissante année, mais 1992 me plait bien, quand ce n'est pas la force qui prime mais l'expression. Diabolique vin de charme. Patrick Pignol a ce ton enjoué du collégien en cours de récréation prêt à tous les chahuts. Mais il cache son jeu. Sa cuisine est d'une extrême précision. Il devrait donner une petite notice, car quand on s'amuse à ramasser les traces latérales comme le fait un chasse neige dans l'assiette, on prend dans les narines un cocktail d'épices redoutable. De quoi réveiller un hibernatus. Ses madeleines sont un péché insoutenable. On se sent vraiment très bien et ce Condrieu m'a ravi, volant presque la vedette à l'un des mes chouchous de Guigual.
Je dois déjeuner sur un sujet de travail avec des gens que je ne connais pas. Il est hautement probable qu’il s’agit de grands connaisseurs. Une table au restaurant Apicius est réservée car au-delà de l’assiette j’aime volontiers y prélever quelques belles bouteilles. J’invite et j’ai envie que l’on passe plus de temps à parler qu’à choisir les vins. Je choisis donc les vins avant que mes convives n’arrivent.
Comme on est en pleine saison des asperges, je choisis un Riesling Fronholz Ostertag 2000 qui ira avec toute entrée mais aussi avec les asperges, au cas où ils les choisiraient. Nous profitons de trois déclinaisons sur le thème de l'asperge. Une entrée fraîche, petite soupe en gelée avec des têtes d'asperges vertes. A l'oeil, le vert acidulé de la gelée présentée dans une coupe à sorbet paraît assez éloignée du vin. En fait pas du tout. La fraîcheur printanière excite bien ce beau Riesling bien gras, aux saveurs fumées, compotées tirant sur le fruit confit. Avec de grosses asperges vertes baignées d'un lourd jus de viande, l'accord est parfait. L'Ostertag s'installe dans une expression généreuse et épanouie. Le vin est opulent, cossu, fort. Les asperges blanches à la sauce hollandaise font fuir le vin. L'accord n'est plus possible même si les asperges sont délicieuses. Jean-Pierre Vigato nous glisse entre deux plats une gigantesque morille et Hervé la marie avec un Côtes du Jura blanc Foret 1994. Que j'aime respirer ce nez d'Arbois ! Le vin est tout en puissance alcoolique. Bien sûr l'accord avec la morille se fait très bien, car il y a du sous-bois dans ce vin agréablement amer. Mais je préfère les dernières gouttes du Riesling dont le raffinement racé se montre encore plus sur la faussement frêle morille. L'affirmation surpuissante du vin du Jura, au contraire, écrase la morille. Ce n'est pas ce vin là qu'il fallait pour cette exécution distinguée de la perle noire des forêts. Le veau simplement cuit sur un direct jus de viande est l'exacte saveur pour faire apparaître la beauté de l'Echézeaux Henri Jayer 1992. Le ris de veau entier et la purée supportent bien la viande, mais c'est la viande seule qui produit un accord sensuel avec le vin. Rond, enjoué, gracieux, il ne fait pourtant aucun effort pour être reconnu. Contrairement au Vosne Romanée Cros Parentoux d'Henri Jayer de la même année, qui a la puissance affirmée d’une institution, on a un vin beaucoup plus romantique, gracieux, qui cherche moins à marquer l’histoire mais déroule un charme redoutable. Une bouteille de grand plaisir.
Avec ses séculaires embarras, Paris est difficilement vivable. Mais Paris sait vivre.





 


 
 
Château Petit-Faurie-De-Soutard
 
 

 
 
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