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Château YQUEM
Château YQUEM
1903 - 1892
 

Bulletin n°57
02/03/2006 - 171 - plusieurs dîners
Déjeuner avec un ami au restaurant Ledoyen. Il m’a suggéré que nous apportions chacun une bouteille, en dérogation aux règles de l’établissement. Pour faire pardonner cet écart, je commande deux menus dégustation, et une bouteille d’Y d’Yquem 1985, vin que j’adore, rare pépite au sein d’une carte des vins aux prix insensés. Est-ce elle qui a le record de la folie ? On n’en est pas loin, car pour boire la bouteille de Coche-Dury d’il y a deux jours, ce qu’il faudrait ajouter au prix, ce sont deux billets roses, ceux qu’on ne vous accepte jamais, car on vous soupçonne de les avoir gagnés par la vente de drogue, billets d’un demi SMIC qui sont forcément louches. Insensé (la carte, pas la peur de l’argent – en fait les deux).
Heureusement, la cuisine aérienne, inspirée, méthodique, sérieuse, bretonnante, chiquement provocante de Christian Le Squer est tellement éblouissante qu’on ne se passionne que pour cela. Voici le menu d’une incroyable perfection d’un chef hors des sentiers des médias mais qui vaut le sommet : la mise en bouche (sur un thème de mer et terre, faite de malicieux clins d’œil de la dextérité et des recherches du chef) / Grosses langoustines bretonnes croustillantes, émulsion d’algues à l’huile d’olive / Blanc de turbot de ligne juste braisé, pommes rattes écrasées à la fourchette et montées au beurre de truffe / Noix de ris de veau en brochettes de bois de citronnelle, jus d’herbes / Anguille fumée sur toasts brûlés à la lie de vin / Fromages frais affinés / Croquant de pamplemousse cuit et cru au citron vert / Soufflé passion à l’ananas épicé, sorbet litchi.
Le parfait directeur Patrick Simiand nous avait prévenus qu’il allait faire « arranger » un peu le programme habituel. Il fit prodige. Nous fûmes comblés.
Une petite remarque sur les amuse-bouche d’une grande complexité. Lors d’un repas qui pourrait être dit « d’affaires », on se concentre sur ce que l’on va discuter, négocier, susciter. Lorsqu’un serveur souvent docte, aimablement cérémonieux, vous assène des définitions qui couvriraient trois tomes du grand Robert, en mangeant suffisamment de mots pour qu’on lui demande de répéter deux fois, ou qui utilise des termes inconnus qui conduisent à la question (que je ne pose jamais) : « c’est quoi ? », on préfèrerait largement recevoir une petite fiche technique pour chaque bouchée, qu’on lirait si l’on en a envie. C’est un peu comme cette satanée carte des cafés dont l’objet est de rendre la note finale plus aigüe. On la lit. On décide de prendre un café qui a été élevé à des hauteurs himalayennes sur des plateaux que seul el Gringo lui connaître, et dont la composition est un secret depuis Christophe Colomb, mais quand on a devant soi la tasse, on me demanderait quel café j’ai choisi, je ne le saurais pas.
Nous démarrons ce voyage gastronomique avec un service de haute qualité, qui me fait un peu sourire quand on vous dit : « ça, c’est une spécialité de M. Le Squer », « ça, c’est le plat le plus demandé par les clients », « ça, c’est le coup de génie de M. Le Squer », comme s’il fallait des lunettes supplémentaires pour voir que l’on explore l’exception. Amusante aussi cette phrase lorsqu’on nappe mon assiette d’une sauce : « il y a sept herbes différentes ; ne me demandez pas de vous les nommer, le chef garde son secret ». C’est inutile mais cela résume la personnalité de l’endroit : on s’excuse presque d’être là. Le contraste avec des restaurants comme ceux de Ducasse ou le Cinq est saisissant. Gardez cette fraîcheur, même si c’est un peu désuet, car ça fait du bien.
Une constatation qui résumera mon enthousiasme sans borne : quand je crois, à chaque plat, avoir atteint le sommet du talent de ce chef, le plat suivant démontre que le chef peut aller encore plus loin. C’est un critère qui ne trompe pas. C’est la plus belle expérience que j’ai faite avec ce chef qui a atteint une maturité exceptionnelle. Il suit son idée, provoque les papilles quand il en a envie. Cela mérite un respect absolu. Les télévisions ne se bousculent pas chez lui, les magazines people ne l’harassent pas. Mais c’est de l’art. De la grande cuisine.
L’anguille de la mise en bouche avec une betterave - marque de terre - annonce que l’on va vers de l’émouvant. La langoustine est exacte et respectueuse, le turbot a le génie de la ratte. C’est elle, avec une trace forte de truffe qui rend ce plat absolument impressionnant. Mais la chair du ris de veau, une des plus belles que je connaisse, vient encore éblouir. On se dit : ça y est, j’ai vu, c’est parfait. On n’a encore rien vu, car la deuxième anguille, fumée, fait partie, comme l’omble chevalier de Marc Veyrat de ces plats dont on se souviendra toute sa vie. C’est simplement prodigieux.
Là-dessus, le « Y » d’Yquem 1985 est un vin pour lequel j’ai un attachement sentimental. Je l’adore. Des convives alentour ont dû se demander si Ledoyen ne fait pas l’élevage de dindons (ce qui serait dangereux dans ces ères grippaires), car je n’arrêtais pas de glouglouter, ne tenant plus sur mon siège tant ce blanc immense, à la longueur infinie me ravissait le palais. Essayant d’imaginer quelle sensation j’aurais à l’aveugle, je pensai à un Hermitage de Chave blanc, tant la puissance s’accompagne de simplicité. Ce vin chantant est un de mes amours.
J’avais apporté une bouteille de Haut-Brion 1974, gardée dans ma sacoche car je ne savais pas si je pouvais oser demander qu’on l’ouvre. Elle a donc eu un oxygène insuffisant et révéla une fatigue que l’année explique. Toutefois l’anguille aux empreintes sucrées allait faire parler ce vin rouge. Et comme Haut-Brion est toujours Haut-Brion, nous avons profité d’un vin velouté qui a taquiné l’anguille d’une jolie manière.
Le Brie est travaillé de curieuse façon. Il est fourré de crème et de truffes. Avec le « Y », un mariage princier.
Mon ami avait apporté un Banyuls de l’Etoile 75. Le nombre de deux chiffres est écrit en gros sur l’étiquette. Quand je bois ce délicieux vin fortifié à la longueur inénarrable, je m’étonne qu’un 1975 puisse avoir une telle maturité. Et je demande à lire l’étiquette. Le 75 ne veut pas dire 1975, comme pour Kronenbourg, le 1664 n’est pas le millésime. La signification, illisible de loin est : Banyuls de l’Etoile cuvée du 75ème anniversaire. Il y a donc très probablement des rappels d’anciennes cuvées qui justifient ce goût délicieux.
J’ai suggéré à Patrick Simiand et à Christian Le Squer qu’ils essaient ce Banyuls que nous n’avons fait qu’effleurer avec l’anguille. A voir leur mine, je ne suis pas encore prophète en leur pays.
Ce voyage gastronomique fut éblouissant, le « Y » justifie mon amour inconditionnel. Quel beau repas !
Mon fils appelle sa mère : nous venons ce soir. Il est 17 heures, des achats s’imposent. Je fais des courses, mon fils aussi, la nourriture s’amoncèle dans la cuisine. Je vais choisir en cave deux vins. Il ne faut pas réfléchir, juste se demander : est-ce justifié ? Le Bâtard-Montrachet Chanson Père & Fils 1959 a une couleur prometteuse. Je le prends en main. J’hésite plus sur le rouge. Mais un signal d’amitié et d’émotion pour mon ami Bernard Hervet, directeur général de Bouchard parait évident. Ce sera Grands Echézeaux Bouchard Père & Fils 1954.
A l’ouverture le Bâtard est capiteux, profond, un parfum. Le Grands Echézeaux est presque plus capiteux ce qui parait invraisemblable : quel tir groupé irréel. Tout cela promet.
Sur une andouille de Guémené, le Bâtard-Montrachet Chanson Père & Fils 1959 est joyeux. Ce vin extrêmement puissant a une longueur en bouche inimaginable. Il est rond, chaud, emplit la bouche généreusement. Il y a bien sûr quelques petites traces de fatigue mais qui s’en soucie. Le message généreux et la longueur altière nous ravissent (je sais, je sais, la longueur altière, c’est hardi).
Sur une épaule d’agneau, le nez du Grands Echézeaux Bouchard Père & Fils 1954 annonce instantanément ce que sera le vin. Mon fils dit : « ça, c’est grand, c’est même très grand ». Je retrouve avec plaisir des similitudes avec le Grands Echézeaux du Domaine de la Romanée Conti 1942 bu il y a peu. Le DRC est plus racé, et le Bouchard est plus jeune. Pour plaisanter j’ai dit à mon fils : on dirait un 1999. C’est faux bien sûr mais traduit par l’image cette rare fraîcheur. Il y a toute la complexité bourguignonne et un goût de sel. Terre et sel, joli symbole. Ma bru qui n’est pas une adoratrice des vins anciens l’apprécia. C’est un signe. En le buvant je pensais à la maladie de notre époque d’organiser en permanence des dégustations verticales où l’on aligne le plus grand nombre de millésimes d’un même vin. Ce 1954 serait peut-être ignoré dans une dégustation verticale car on subirait la réputation de cette année. Mais ici, ce vin brille, tout heureux d’être aussi fringant. Désacraliser les hiérarchies, c’est un peu ce que j’aime faire.
C’est le jour de la Saint-Valentin. Je mets une cravate dont le motif est un couple d’oiseaux exotiques qui se bécotent sur une branche. J’aime ces petits symboles qui montrent que l’on n’est pas indifférent à l’instant que l’on vit. Arrivée au restaurant Taillevent avec un accueil chaleureux, souriant, qui fait plaisir. Nous sommes assis côte-à-côte comme en une loge de théâtre. Ce qui nous permettra de voir beaucoup de choses. D’abord la décoration du lieu, rassurante, que l’on aimerait peut-être un peu encanaillée, mais si c’est comme cette sculpture représentant un orifice disgracieux qui nous toise, alors, restons classiques. Une autre constatation est celle du rôle indispensable que joue Jean-Claude Vrinat. Il voit tout, sent tout, corrige tout, et la perfection d’un service attentif est pour beaucoup liée à son intuition.
La cuisine est rassurante, imprégnée de la personnalité du maître des lieux. Je me dis qu’en fait Taillevent ressemble à la Tour d’Argent quand Claude Terrail avait l’âge de Jean-Claude Vrinat. Il y a beaucoup de similitudes. Et au fil des plats si l’on s’interroge sur le fait de dévergonder aussi les recettes, c’est une réaction normale, mais il faut surtout que ce restaurant n’en fasse rien. Il a son style, et ce style est nécessaire dans le panorama gastronomique. Beaucoup de gens auraient rêvé que Kristin Scott Thomas se lâche un peu. Il est bien qu’elle n’en ait rien fait, quand Emmanuelle Béart a failli. Là, à côté des chefs qui cuisinent à l’azote liquide et au chalumeau, il faut ce lieu aux plats rassurants, confortable comme un bon fauteuil anglais.
Le menu : royale de foie gras, cappuccino de châtaignes / épeautre du pays de Sault en risotto, cuisses de grenouilles dorées / saint-pierre clouté au basilic, soupe de roche safranée / pigeon farci, roquette et pignons de pin, jus court au banyuls / brie de Meaux affiné aux noix, pomme fruit et céleri / gelée de poire au gingembre / craquant au chocolat et au caramel. C’est délicatement équilibré, la chair du saint-pierre emportant la palme de la création, avec une expressivité rare.
Madame s’impatiente quand je décrypte la liste des vins impressionnante aux prix devenus insensés. Dans un forum, j’avais signalé que la carte de Taillevent n’était pas prise de la folie actuelle des cartes des vins. Hélas, c’est fait. Ici, c’est trois billets roses qu’il faut ajouter à « mon » récent Coche-Dury. Marco, sommelier que j’apprécie pour la justesse de ses avis m’a conseillé dans cette carte immense un Chapelle-Chambertin Domaine Trapet 1997. Je suis cette idée, mais le vin, que je sens bien construit, ce qui justifie qu’on me le suggère, est trop amer. Je bous sur mon siège, car je ne veux pas le renvoyer, mais manifestement, il ne me plait pas. Il se trouve que lors du tout premier dîner où j’invitais la jeune fille ici présente qui allait partager ma vie, j’avais renvoyé un vin. Elle n’avait pas apprécié, croyant que je voulais l’impressionner par ce vil moyen. Je n’allais pas lui refaire le même cinéma plusieurs décennies après.
Malgré cela, n’y tenant plus, et avec la permission de ma femme, j’appelle Marco et je demande un Châteauneuf du Pape Beaucastel 1989. Patatras, la bouteille est bouchonnée et, situation embarrassante, alors que je n’en cherchais pas, Marco qui a pourtant goûté le vin ne l’a pas perçu. C’est à cause d’un mauvais rhume. Un Beaucastel 1989 d’un accomplissement généreux et joyeux succède au premier, liquide puissant, chaud, velouté, de pur plaisir simple.
Nous étions cernés de quatre tables d’américains à la voix souvent forte. Les couples d’amoureux étaient minoritaires. A une table voisine, je voyais de beaux flacons qui s’asséchaient à un rythme soutenu. De loin, je reconnais l’étiquette de Méo-Camuzet. C’est un Nuits-Saint-Georges aux Boudots Méo Camuzet 1988. Vinification d’Henri Jayer, me dit Marco. Par une de ces complicités dont je remercie son auteur, Marco m’en donne un demi-verre. Tout simplement fabuleux. Une complexité, une finesse, une élégance qui tranchent avec la joie de vivre simple du Beaucastel. Les américains se faisant ouvrir un très vieux calvados, un même accident de trajet en fait échouer un verre sur ma table. Un bon calvados donne un moral à sortir des tranchées.
Ce parcours mouvementé avec des vins inattendus dans cette maison classique mais nécessaire et d’une rare qualité a ponctué comme il convenait la tradition fort agréable de célébrer l’amour.
On me propose parfois des vins à vendre. Je ne devrais jamais aller les voir, car face à leur insoutenable beauté, je succombe. Voilà trois Mouton 1944 qu’il nous faudra boire, chers fidèles de mes dîners. Et je double la mise en voyant d’autres vins : trois Côte Rôtie La Mouline Guigal 1989. Dans cette petite boutique du 7ème arrondissement, une Grande Champagne 1858 Alfred Morton & Co réservée aux amis récompense ma folie d’acheteur. Un séjour quasi séculaire dans un fût d’un beau chêne a idéalisé ce cognac des barricades aux saveurs gracieuses de délicat caramel.





 


 
 
Château Petit-Faurie-De-Soutard
 
 

 
 
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