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Château YQUEM
Château YQUEM
1903 - 1892
 

Bulletin n°65
11/05/2006 - 179 - chez Michel Bras
Partant du Sud du Var, aller vers Laguiole est une expédition. Des travaux sur l’autoroute de Montpellier font maudire la privatisation des autoroutes. Ce mépris des usagers est invraisemblable. Il aura fallu sept heures pour aller de Toulon à Laguiole. Michel Bras se mérite. Et on n’y vient pas par hasard. Car ces merveilleux paysages arides qui évoquent tantôt l’Irlande, tantôt la Norvège, voire l’Ecosse, on ne les traverse que si l’on a un but. Et le notre, c’est de découvrir l’univers culinaire de Michel Bras. Le Larzac, l’Aubrac, offrent des paysages merveilleux, comme si l’horloge s’était bloquée au début du quaternaire. Et puis, tout à coup, au détour d’une route, une bâtisse en porte-à-faux griffe la divine quiétude de cette planète irréellement décalée, comme un tag raie l’histoire d’une civilisation au passé d’élégance raffinée. Trois corps de bâtiments alignés sur la colline sont comme des couteaux Laguiole posés sur leur socle.
Le parti pris de l’architecte est évident. Le respect des matériaux, de l’authenticité de la nature se lit de façon fort explicite. Face à ces espaces infinis d’une beauté sereine cet exercice de style est audacieux. Dans la chambre, au lieu d’ouvrir sur l’univers, le minimalisme restreint le champ de liberté. On est bien, on est dans un espace sans limite, mais on y est un peu resserré.
L’apéritif se prend dans un salon au panorama inimaginable. Mais c’est austère. Le contraste est saisissant avec la salle à manger, dont le modernisme est exact, absolument adapté au plaisir de la table. Dans la salle à manger, on se sent bien.
Le passage en cuisine m’a plu. Car tout ici respire la qualité. Et Michel Bras, avec son fils, est au fourneau. Et quand je lui rappelle le souvenir d’un dîner en commun, il me dit : « oui peut-être », comme celui qui ne se souvient pas, et ça, j’apprécie. Car le chef est dans son sujet, c’est le gage de la qualité.
La carte des vins est un chef d’œuvre. Michel Bras a été nommé 6ème chef du monde dans une revue internationale, ce qui est un hommage remarqué. Je lui donnerais tout de suite la place de numéro un pour sa carte des vins. Messieurs les sommeliers de la planète entière, venez voir ce qui se fait à Laguiole, car c’est parfait. Les prix sont cohérents et à l’écart des modes. Ici, les conditions d’achat de l’époque n’ont pas été actualisées des folies récentes. Cela m’a permis de commander un Vosne Romanée Cros Parantoux Henri Jayer 1992, une des icônes de la perfection absolue du vin. L’entrée que je choisis est une spécialité faite de tous les légumes endémiques. Et cela signe la personnalité du chef, car au-delà du goût, c’est une profession de foi. L’âge aidant, je me permets d’analyser l’ego des chefs. Et cet enfant de Laguiole a besoin de raconter son pays, comme Marc Veyrat puise dans son adolescence tout ce qui inspire son génie d’aujourd’hui. Mille détails doivent attacher le gourmet de passage à la vie de l’enfant du village que l’on aperçoit en bas dans la vallée. C’est charmant, et l’on se dit : pourquoi pas ? Le deuxième plat que j’ai choisi, comme mon épouse, est l’omble chevalier, car celui de Marc Veyrat s’inscrit dans notre Panthéon gastronomique. Il était urgent d’en voir une autre interprétation. La chair du poisson est d’une justesse absolue. Les accessoires ne sont pas franchement nécessaires car la chair est idéale. Et l’accord avec le bourgogne est absolument magique. Le vin n’appelle que ce goût là, en résonance totale.
Parlons un peu du vin. Au nez, c’est une extase absolue, car ce parfum me rappelle une odeur particulière que j’ai déjà sentie. Mais laquelle ? Immédiatement je pense à deux choses. L’étoupe de la bonde de fût que j’avais détectée, isolée dans un recoin à Clos de Tart. C’est exactement cette odeur de framboise que j’avais perçue à ce moment là. La deuxième évocation est celle du Richebourg Domaine de la Romanée Conti 2004 que j’ai bu à l’académie du vin de France, vin d’une irréelle promesse, tout jeune issu de son fût. On a de ce nez là. Alors, je suis comme avec la madeleine de Proust, je jouis de ces similitudes.
En bouche, c’est le plaisir premier, celui qu’a dû ressentir Adam lors de son premier accouplement avec la seule femme d’Eden. Je suis en train de découvrir l’essence même du vin premier. Ce vin de 1992 a l’air de sortir du fût. Il est tellement jeune, comme s’il n’était pas encore formé. Qui plus est, il ressemble à un vin de village. Car en lui rien n’est sophistiqué. Tout est du vin pur. C’est absolument renversant de naturel. Alors, je pense à tous ceux qui aiment boire les vins à l’aveugle. Et je pense : quel contresens aurais-je commis si on m’avait proposé ce vin à l’aveugle ! J’aurais vanté les mérites d’un jeune vigneron qui fait un vin remarquable. J’aurais aimé. Je n’aurais pas perçu que l’on est en face de la forme la plus aboutie du vin épuré fait de la main du maître, comme un gribouillage peut être génial si c’est la patte de Picasso. Heureusement, je l’ai bu en sachant ce que je buvais. Et j’y ai pris un plaisir rare. Ce vin est la forme la plus aboutie du vin « simple », fait pour exprimer la perfection du jus pressé. J’ai adoré au-delà de tout, et c’est, je pense, ce soir, le plus grand Henri Jayer que j’aie jamais bu.
Le service est absolument parfait. L’ambiance est chaleureusement affective et familiale. La cuisine est exacte. Mais ce soir, c’était un vin irréellement parfait qui a eu la vedette. Un grand chef et un grand vin, que demander de plus ?
Dans le vent et la froidure le petit-déjeuner arrive dans un panier comme celui du Chaperon rouge. Il faut bien du temps pour mettre tout en place sur table, car le panier a été composé pour résister au vent. Lorsque l’aimable jeune homme veut me donner des explications, je lui dis non. Je deviens allergique au fait que l’on m’explique. Certains plaisirs, comme en d’autres temps les douleurs, doivent rester muets.
Nous partons arpenter les routes de la région, passant d’émerveillement en émerveillement. La nature est belle, les châteaux-forts sont guerriers, les torrents sont vigoureux. A Laguiole, savez-vous ce que l’on vend ? Des couteaux. Le lèche-vitrine est ici monomaniaque. A l’hôtel de l’Aubrac, devinez ce que l’on mange ? La fleur d’Aubrac, la génisse du pays de l’Aubrac. Avec un aligot goûteux, la chair est délicieuse. Ici on sait restaurer le passant, car il faut le protéger de la froidure. Dans ce petit restaurant, généreux au possible, nous avons bien mangé.
Le deuxième soir chez Michel Bras, tout le monde prend le menu dégustation. Cela doit être l’occasion de mieux explorer le talent du chef. Un chef est un artiste. Il fait du Delacroix ou du Magritte. Quand le visiteur d’un musée regarde un tableau, il peut reconnaître le talent de l’artiste et ne pas aimer. Cette cuisine est d’un grand talent, d’une grande sincérité comme on dit d’un taureau qu’il est noble. Mais l’exploration de certaines voies est souvent ésotérique. Ceci peut expliquer la si belle place obtenue dans un classement mondial, qui favorise les chefs qui intellectualisent leur recherche culinaire. Aussi, ayant en tête la cuisine que demandent les vins anciens, je suis en retrait par rapport aux pistes explorées. Le talent s’exprime, mais la complexité aussi. Ce repas n’a pas toute la chaleur humaine que l’on attendrait alors qu’il en a le talent. L’agneau pascal – on est le samedi saint – est goûteux, expressif, mais il est ferme. C’est sans doute voulu, mais mon penchant naturel va vers un agneau aussi goûteux et plus tendre. Le caillé qui l’accompagne est très subtil, et on aime bien. Le plat de légumes est le même que la veille. Je l’apprécie beaucoup plus ce soir, parce que je le comprends mieux. Une fulgurance démontre à l’évidence la forte mémoire des goûts de l’enfance. Sur un des légumes, lequel, je ne sais plus, un déclic s’est instantanément allumé. Je me voyais à onze ans dans le potager de mes grands-parents, et c’était ce goût là, chaud à mon cœur, qui me faisait rêver.
Voulant encourager cette carte des vins intelligente, j’ai choisi un Corton-Charlemagne Coche-Dury 1997. Dès le premier nez, dès la première gorgée, je suis déçu. Le Cros Parantoux de la veille m’avait emmené en manège. Là je suis perdu. C’est effectivement un très bon Corton-Charlemagne, mais il en fait trop. J’attendais du Audiard, et j’ai du Lelouch. J’attendais Spencer Tracy et j’ai Woody Allen. Je me sens pris en otage par ce vin qui sur-joue. A tout instant il est boum-boum, sans un seul moment où la subtilité domine. De plus, la cuisine de Michel Bras, où les évocations sont subtiles, demanderait un vin courtois. Je cherche et trouve le plus souvent toutes les caractéristiques qui en font un grand vin, mais le puzzle n’est pas assemblé à mon goût de ce soir. Et puis, là aussi, il fallait un instant et cet instant survint. Au moment des fromages je regarde un Laguiole de six mois qui me tente et m’appelle. Et sur ce fromage local, le Coche-Dury, qui lui n’est pas local, s’est mis à chanter un chant d’amour. J’avais enfin au palais un grand vin. Il était temps.
On ne peut qu’applaudir cette halte gastronomique. Michel Bras, enfant d’un pays difficile d’accès, a pris le pari de faire de la grande cuisine dans un lieu qui est celui de son cœur. Encourageons tous les gourmets à chérir ce lieu d’excellence. Si je n’ai pas accroché à tout, c’est que ma démarche est très influencée par la mise en valeur des vins anciens. Mais cette cuisine authentique et passionnée existe. La preuve, les guides l’encensent. Et c’est bien ainsi. L’apport auquel je suis sensible est cette carte des vins intelligente qui rassemblera autour d’elle tous les amoureux des grands vins. Si Coche-Dury n’était pas à mon rendez-vous ce soir, il le sera demain. L’extase intemporelle que m’a procurée le Cros Parantoux de Henri Jayer suffit à mon bonheur. Un grand moment de belle gastronomie.
Il y a des jours où l’on se précipite dans la gueule du lion en faisant tout pour cela. Je vais livrer les vins pour deux prochains repas. Je passe au restaurant Ledoyen où Patrick Simiand m’accueille. Nous avons discuté du menu, aussi je goûte la fourme, que je trouve trop forte pour un Sainte-Croix du Mont 1927, et j’essaie le dessert au pamplemousse. Patrick me dit qu’il a été fait spécialement pour Pierre Lurton pour accompagner Yquem. Malgré ce brevet, je demande qu’on supprime le sorbet qui raccourcit la bouche et qu’on augmente le volume de chair rose. Nous décidons de simplifier la recette des langoustines. Le cœur rassuré sans avoir eu la moindre crainte, je vais au restaurant Laurent où Patrick Lair reçoit mes bouteilles d’un futur immense dîner, et la gueule du lion s’ouvre : « vous ne voulez pas manger un petit morceau ? ». Je savais qu’on me le demanderait. Et je savais que je cèderais. Mon épouse est encore dans le Sud. La perspective d’une carotte râpée devant un Sudoku est moins attirante que les ors et les stucs de cet élégant palais. Patrick me propose d’ouvrir pour moi un Château Margaux 1937 bouteille qui est en cave depuis toujours et dont j’ai déjà asséché quelques congénères avec des fortunes diverses. Va pour le Margaux. A une table voisine un ami amateur de vin célèbre l’anniversaire de sa fille de 12 ans. J’irai lui porter un verre du 1937 pour lequel nous aurons la même analyse.
Mon repas commence par des cuisses de grenouille dont l’accompagnement est infiniment trop épicé et typé. Je m’en ouvre à Patrick qui réagit instantanément : quelques minutes plus tard, une assiette de cuisses justes poêlées, aillées, avec un court jus de viande constitue un plat divin, à cent coudées au dessus de la précédente version.
Le Château Margaux 1937 a un nez convenable et une jolie couleur grenat qui ne trahit pas son âge. Mais le vin semble engoncé dans un habit de poussière. En bouche, c’est du savon et de la poussière qui masquent le message. Mais, par un de ces caprices irrationnels, sur la deuxième préparation des cuisses de grenouille, comme s’il avait compris mon enthousiasme, le vin s’est mis à devenir brillant, un vrai et beau Margaux.
Puis, estimant son effort suffisant, malgré le délicieux pied de porc, il retourne dans ses saveurs de grenier. Mon ami confirmera : poussiéreux, mais une lueur, l’espace d’un instant. Il est certain que le résultat eût été tout autre avec quatre heures d’oxygène de plus, tant cet adjuvant fait des miracles.
Pendant ce temps, Patrick faisait mes relations publiques auprès de Philippins qui organisent des événements d’exception. Je ne me fis pas prier quand on me demanda d’être photographié auprès d’une ravissante femme au visage de pure perfection qui semblait boire mes paroles lorsque je racontais les vins de mes dîners.
Le dessert dut pris à la table de mes amis au moment où les cadeaux se distribuaient. Un vin liquoreux allemand de 2004, perlant comme un vin de la veille est franchement trop jeune pour mon palais.
Ce Margaux 1937 ne marquera pas ma mémoire, mais la gentillesse de ce restaurant, oui.





 


 
 
Château Petit-Faurie-De-Soutard
 
 

 
 
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