home wines dinners participate academy contact us Feuille
Ligne Ligne Ligne Ligne Ligne Ligne Feuille
Château YQUEM
Château YQUEM
1903 - 1892
 

Bulletin # 48
19/12/2005 - 162 - Pétrus 1915
Tout commence chez Marc Veyrat. Un de ses amis nous avait initiés à sa cuisine. Cette merveilleuse aventure est racontée dans le bulletin 158. Nous nous sommes revus chez lui. Il a réalisé une cuisine d’une sensibilité rare, c’est dans le bulletin 160. Ayant gagné un pari contre l’une des femmes de cette équipe, sur un de ces sujets dont le caractère « planétaire » n’a pas à être dévoilé, je choisis d’être invité au restaurant de l’hôtel Meurice, car ces amis grands gastronomes avaient envie d’entrer dans l’univers créatif de Yannick Alléno. L’enjeu de ce repas dépassant la valeur du pari, je promis d’apporter une bouteille.
Devant préparer les vins de futurs repas et ceux des réveillons, j’erre dans ma cave et je saisis quatre bouteilles, ayant en tête le menu que réalisera le chef. Le choix des bouteilles en cave est un de mes exercices favoris : imaginer les accords possibles est extrêmement excitant. J’arrive à 17h30 et j’ouvre le bordeaux. Odeur poussiéreuse mais sympathique. Le madère que je situerais volontiers vers 1870 (voire avant) car il est plus ancien que ce que j’ai annoncé à mes amis : 1890, a une odeur putride qui me fait peur. J’ai raison d’avoir peur, car elle ne veut pas s’estomper. Je m’occupe maintenant des deux bourgognes. Ces bouteilles sont lourdes comme des bouteilles du 19ème siècle, quand on ne comptait pas le poids du verre. Les capsules d’un rouge sang sont identiques, avec la mention très lisible « Chevillot Beaune ». Je vais sur internet pour rechercher ce que pourrait être ce vin sans étiquette, et je trouve un compte-rendu de John Kapon, cet américain fou de vin que j’ai rencontré à New York et à Paris pour partager de grandes bouteilles, qui indique un sublime Musigny Chevillot 1928. C’était à une manifestation organisée par Bipin Desai, cet ami américain qui fait les dégustations les plus extravagantes de la planète. J’avais déjà constaté que nous avons des coups de cœur communs : quand il aime un Pommard 1926, je l’aime aussi, quand il aime une Romanée Conti 1972, je l’aime aussi. J’ai estimé que ces convergences vaudraient aussi en cette circonstance. Il faut en effet un nom pour ce vin, comme on le souhaitait pour ce pianiste en habit échoué sur les côtes anglaises. Alors ce sera Musigny et 1928. L’expérience montra que c’est Musigny. L’idée de 1928 me plait assez, mais si on me démontrait (il est trop tard) que c’est 1899, je ne dirais pas non, pour une brassée d’indices relevés à l’ouverture. Et aussi parce qu’il me rappelle ce Musigny Coron Père & Fils 1899 qui est un des plus grands vins de ma vie. Appelons ces deux vins Musigny Chevillot 1928. Une bouteille est gravement basse et dégage une odeur affreuse à l’ouverture. L’autre a un niveau superbe et les émanations me comblent de joie.
Les bouteilles sont ouvertes et j’attends que mes amis et mon épouse arrivent. Nous avons choisi le menu dégustation en faisant remplacer l’une des viandes par le lièvre à la royale, dont ma parieuse est friande. Je voulais mettre le foie gras à la fin, « à l’ancienne », mais Yannick Alleno me dit que la sauce étant au Chambertin, la logique était plutôt dans l’ordre prévu. J’ai acquiescé. Voici ce menu : délicate gelée de bulots aux langues d’oursin, crème de riz et croûte aux algues / noix de coquilles Saint-Jacques au poêlon, bouillon léger de céleri aux châtaignes fraîches / médaillons de homard bleu vivement poêlés, confit de chou blanc à l’essence de truffe / foie gras de canard poché au vin de chambertin, pâtes gonflées au jus de truffe et fourrées d’une purée de pois /lièvre à la royale, petites pâtes coudées liées à la crème truffée / croustillant de sarrasin, fourré de crème de cabri ariégeois parfumé à l’huile de truffe blanche / cœur de poire rôtie, tuile à la fève de tonka glacée au caramel au beurre salé / palet fondant au chocolat caraïbes, crème glacée aux spéculos.
Nous commençons par un champagne de Souza, cuvée les caudalies non millésimé que je trouve au nez un peu dosé pour mon goût, et en bouche, j’ai moins d’émotion que sur des cuvées moins prestigieuses de cette maison de Mesnil-sur-Oger dont j’aime le style. L’amuse-bouche est un peu la copie conforme du premier plat ce qui me crée une confusion. Le champagne hausse le ton de façon très significative sur le premier plat qui est un exemple de la virtuosité de Yannick Alléno. Il devient d’une justesse extrême, très Mesnil comme je les aime, et la preuve de son adéquation complète au plat est donnée quand on retire l’assiette vide. Le champagne redevient falot, tout en étant, toutes choses égales, un bon champagne. Le plat l’avait transformé.
Nous aurons la preuve inverse avec le second plat. Nicolas Rebut, sommelier compétent que j’apprécie beaucoup nous avait suggéré un Vouvray demi-sec les Monts Domaine Huet 2001. Avec le plat de coquilles Saint-Jacques extrêmement subtil, où le céleri et la châtaigne rivalisent de suggestions délicates, le Vouvray est tout pataud. C’est évidemment un vin de belle facture. Mais là, beaucoup trop affirmé pour le plat. La démonstration contraire de celle du champagne apparut avec la même évidence : dès que l’assiette est enlevée, le pataud devient ballerine, joyeux et fluide en bouche. Le plat l’avait inhibé.
Le homard est un monument de perfection. Que dis-je le homard, la sauce ! Et le Château Duhart-Milon, Pauillac 1962 est invraisemblable. Ce vin ‘est’ la sauce du homard. Il est devenu sauce du homard. A notre table, il y a de redoutables esthètes. L’un d’entre eux, est ému de la perfection gustative de cet accord, qui fait partie d’un des plus beaux que j’aie eu l’occasion de vivre, au point qu’il commence à pleurer de bonheur. Il n’est point besoin de décrire le vin, et l’on en est bien incapable, car le vin « est » la sauce, comme Louis Jouvet « est » le docteur Knock. Le généreux chef ayant eu la riche idée de donner sur table des petites cassolettes de sauce, j’en piratai une, pour m’abîmer dans le plaisir de cet accord incommensurable.
Des deux bouteilles de Musigny 1928, puisque c’est comme cela que nous les avons vécues, laquelle allait être servie la première ? Les odeurs de la plus basse m’avaient interpelé, que boirait-on d’abord ? La bonne ou la mauvaise ? On opta pour la dite mauvaise, mais je voulus goûter les deux. La « mauvaise » est superbe, joyeuse, si on sait faire la part des petites imperfections qui n’agacent pas et ne cryptent pas le message. La « bonne » me cloue sur place. Mon ami qui m’observait fut émerveillé : « comment peux-tu, après tout ce que tu as bu, encore éprouver des sensations aussi fortes ? ». J’avais en bouche une de ces émotions qui m’annonçaient immédiatement qu’il y avait là l’un des plus grands vins de ma vie.
Le foie gras est superlatif. Immense. Avec le Musigny Chevillot 1928 plus fatigué, un accord prodigieux. Et on oublie que le vin a des chaussettes sales. Il dégage cette beauté bourguignonne râpeuse, rugueuse, d’un noble mineur de fond. On peut chercher les sous-bois, champignons, mais qu’importe, sur une chair d’une sensualité de texture et d’une personnalité de goût, le vin est là, serein quoique fatigué, donnant en bouche une myriade de saveurs inattendues.
Le deuxième Musigny Chevillot 1928 est la perfection absolue de la Bourgogne. J’ai pensé à quelques amis grands vignerons de cette région à qui j’aurais aimé faire goûter un bourgogne qui est parfait, pour qu’ils sachent ce qui me fait vibrer de leur si grandiose région. Est-il parfait à cause de Chevillot, je ne sais pas. Mais ce vin, à ce moment, est à un équilibre inatteignable de toutes les composantes de la belle Bourgogne. Râpeux, dérangeant comme je les aime, mais virevoltant pour vous embobiner le palais. Un vin qui rejoint mon Panthéon. J’ai encore, en écrivant ces lignes, la satisfaction d’avoir touché ce qui fait de ces vins des énigmes gustatives paralysantes et confondantes de séduction déroutante. Ce vin a la folie d’un Verlaine quand il écrit ses poèmes les plus beaux, et celle d’Egon Schiele quand il torture sur sa toile les formes et les couleurs. C’est le foie gras du lièvre qui se marie mieux que le lièvre aux saveurs variables, doucereux sur certaines portions et gibier sur d’autres. J’ai trouvé ce lièvre un peu intellectuel. Je l’aurais aimé plus canaille, plus prolétaire. Mais à chaque chef son interprétation de cette institution.
Il fallait bien sûr que sur le lièvre apparaisse aussi le Madère 1890. C’est ce que j’avais annoncé mais il est beaucoup plus vieux, car son bouchon est l’exacte réplique du bouchon du Chypre 1845 que je vais raconter plus loin : sa taille a la moitié de la dernière phalange d’un auriculaire. Je pestais parce que le voile qui masquait sa valeur n’était pas parti. Mes amis, sont-ils polis ou sincères, l’apprécient. Dans mon coin, j’enrage. Et voici que tout à coup, par un de ces miracles que j’ai plusieurs fois observés, le masque tombe. La pellicule, le voile, qui masquaient la beauté de ce vin, s’effacent et le vin s’illumine. C’est un madère assez curieux car il est joyeux, rond, presque fruit rouge, ce qui n’est pas l’exacte définition d’un madère. Mais c’est beau, chaleureux, remplissant la bouche d’une belle splendeur.
L’ennui, c’est que ce réveil – qui n’effaçait pas tout à fait les blessures, mais on idéalise ce qui se réveille – apparut sur un fromage pas vraiment nécessaire dans le voyage intense que nous vivions. Les desserts raccrochèrent un wagon de délices à ce cortège de sensations d’une richesse inouïe.
Ce repas dégustation révèle clairement trois facettes de la cuisine de ce chef que je compte parmi les plus grands. Il y a la facette virtuose, pour le bulot ou le lièvre, et ce n’est pas celle qui parle le plus à mon cœur. Il y a la facette sentimentale, du cuisinier généreux et sensible, qui s’exprime dans le foie gras et la coquille Saint-Jacques. Là, je le suis, car on est dans la ligne de mes vins, qui aspirent à cette finesse. Enfin il y a le homard, que Yannick traite en empereur, chef d’œuvre de sérénité.
Un chef explore des pistes différentes, car il faut satisfaire tous les goûts. Et Dieu sait s’il n’existe pas un seul goût. Le Duhart-Milon fut d’une exactitude inégalable. Un Musigny 1928 fut « la» plus belle expression possible de la Bourgogne. De tels moments sont d’une richesse infinie.
J’allais dès le lendemain retrouver ce collectionneur incroyable que j’avais rencontré à une dégustation de champagnes (bulletin 160). Nous ne nous connaissions que furtivement, nous avions lutté sur quelques bouteilles phares, et nous avons mis au point un accord cadre de ce premier événement commun. Il avait apporté au restaurant Laurent une bouteille. J’en apporterais une autre et je l’inviterais. Et j’étais en charge des ouvertures. Lors de mon périple en cave j’avais estimé devoir rajouter une demi-bouteille, car sa couleur m’interpelait. Nous voilà partis dans cette aventure.
J’arrive à 10h30 au restaurant Laurent et je découvre une belle bouteille ancienne de Château Pétrus Arnaud 1915. La capsule d’un rouge flamboyant porte l’indication « château Pétrus Arnaud Pomerol » et s’orne du dessin d’un château à trois tours, fines comme des minarets. Je n’ai vu rien de tel à Pomerol. L’étiquette indique les médailles gagnées aux expositions universelles de 1878 et 1889. Elle est barrée d’une écriture manuscrite rouge : année 1915 avec la signature A. Arnaud. Est-ce un Petrus ? Je demande à Philippe Bourguignon qui s’interroge comme moi. La propriété confirmera les assurances données par mon convive : c’est bien ainsi que s’appelait le vin de Pétrus. J’en aurais perdu des paris ! Car pour moi Pétrus n’est pas un château. Or il le fut. J’ai d’ailleurs vérifié que mes plus vieux Pétrus s’appellent bien château. Je décapsule et une lourde terre noire confirme un bouchon d’origine. Il se brisera mais je pus le reconstituer, bouchon d’une qualité irréprochable. L’odeur est immense. Un parfum capiteux rare. Je pense tout de suite à Cheval Blanc 1947 qui a de ces lourdeurs. Je décide de remettre un bouchon neutre pour ne pas voir s’altérer cette perfection olfactive. J’ouvre mon apport non prévu, une demi-bouteille de Château Arman sauternes 1926. Sa couleur m’avait donné envie comme un beau fruit que l’on veut cueillir. J’ai eu raison. Le bouchon est beau, l’odeur est précise. Quand je casse la cire du Chypre 1845, avant même que je ne plante le tirebouchon, le parfum lourd envahit la pièce. Le bouchon est infime, minuscule petit objet parfaitement ajusté à la forme du verre imprécis. Le vin respire, je suis heureux.
Celui qui allait devenir un nouvel ami arrive. Quelle impression étrange d’être en face de trois vins de légende et de les aborder avec un quasi inconnu. Nous portons nos lèvres au Pétrus 1915. Sa couleur est d’un joli rouge à peine fatigué mais le vin n’est pas limpide. L’odeur est belle mais plus discrète qu’à l’ouverture. Mon ami est dubitatif. Il a moins de tolérance car c’est son vin. Il pense que son vin va s’affaiblir. Je pense qu’il va s’améliorer. Alors que mon expérience est inférieure à la sienne, c’est l’optimiste qui eut raison. Le vin est évidemment de belle race. Il est un peu fatigué, un peu bridé. Mon convive est gêné par une odeur de vernis que je ne sens pas. Et je ressens l’éveil progressif. La fine galette de cèpes bouchon dorés à la plancha est absolument délicieuse et son coté sous-bois émoustille le Pétrus que je sens grandir. Je deviens laudatif quand mon ami est calme. C’est ainsi. Je profite de cette opportunité unique de boire un vin d’une année de guerre dont il ne reste presque plus de témoignages.
Le foie gras de canard et truffes noires, pochés dans un bouillon de pot-au-feu à la mélisse est une merveille. Tout ici est d’une gentillesse extrême. Le foie se mange comme une langue de chat. Il fond dans la bouche. La truffe est déjà expressive pour la saison. Le bouillon est chaleureux. Et le céleri est un conciliateur de raison. Le sauternes est époustouflant. Ce 1926 est la définition la plus précise du vrai sauternes. Et ce n’est pas un gamin frêle. En fermant les yeux on a en bouche la puissance d’un Yquem 1990. Ce sauternes sans défaut est traité comme une question de cours. Un vrai sauternes qui glisse sur le foie comme au manège. Comme le plat a été prévu pour le Chypre, il est temps de le goûter. Je pensais qu’il danserait sur les truffes à cause de son intense trame poivrée. Mais en fait c’est, lui aussi, sur le foie qu’il s’exprime le mieux. On sait que ce vin de Chypre est l’expression gustative la plus aboutie pour mon palais. Car il a une longueur qui n’a aucun équivalent, sans avoir la moindre lourdeur. Car la réglisse et le poivre fort le rendent léger. Philippe Bourguignon le but avec nous. Et nous convînmes qu’il n’existe aucun arôme, aucune saveur auxquels on pût penser qui ne se trouvât dans ce vin à la complexité infinie.
La glace au zan joua un beau duo avec la réglisse du Chypre. Belle signature finale.
Le cadre du restaurant Laurent est toujours aussi charmant, la personnalité de Philippe Bourguignon ajoutant beaucoup à cette séduction. Mais cette cuisine exacte, d’un chef épanoui, adaptée à des vins de légende, quel bonheur !
Un détail, un seul, suffit à me pousser à refaire de nouvelles expériences avec cet esthète érudit : quand nous avons fait la synthèse de nos impressions, nous sommes convenus que le vin le plus beau de ce repas, c’était le moins gradé, celui qu’aucun de nous deux ne connaissait, cet Arman 1926. Une telle décontraction de jugement me plait. A bientôt la prochaine folie !





 


 
 
Château Petit-Faurie-De-Soutard
 
 

 
 
Realisation Legal notice Excess of wine is a danger for health - drink with moderation  © Wine-Dinners