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Château YQUEM
Château YQUEM
1903 - 1892
 

Bulletin # 62
12/04/2006 - 176 - 68th dinner by Bristol
L’histoire commence sur le forum animé par Mark Squires, associé et ami de Robert Parker. J’y suis apparu en novembre 2005, sur la suggestion d’un ami. L’accueil fut chaleureux. Des amateurs de vins qui échangent des propos sur le forum ont l’habitude d’organiser des dégustations entre eux, parfois folles, tant l’apport de vins rares est excessif. Ici, des amateurs d’Anvers reçoivent une personnalité américaine du monde du vin. L’idée fut lancée de me demander de les rejoindre. La curiosité me prit. Je les ai rejoints.
Quittant mon pays où les étudiants lancent des pavés contre les représentants de l’ordre car c’est devenu un rite initiatique, je hume l’atmosphère d’un pays où tout semble serein. Les rues sont propres, les gens paraissent affairés, les relais téléphoniques permettent de converser avec la France mieux qu’en notre pays, les gens sont naturellement aimables sans agressivité, et, chose incroyable, on peut aller dans un bar jusque fort tard dans la nuit et être servi par une barmaid souriante qui n’a besoin ni d’être revêche ni aguicheuse. Boire tranquillement et sans risque semble possible ici. On rentre à pied à son hôtel sans se faire dépouiller. Un pays qui a le parfum d’une fiscalité humaine où les amateurs savent réellement ce qu’est le vin. Je l’idéalise bien sûr. C’est la Belgique.
Dan Kravitz est un importateur américain de vins français. Il rencontre ses amis anversois, et veut goûter une Essencia 1945 d’un ami allemand. C’est l’occasion pour moi de la confronter à un Chypre 1845 que j’aime tant.
Nous sommes huit autour d’une table au restaurant Het Fornuis, où la nourriture est excellente. Le chef est d’une imposante stature. Ses longs cheveux blonds en natte sont la compensation naturelle d’une calvitie naissante. Des petites lunettes rondes lui donnent un look à la Laurent Fignon. Il est passionné par l’expérience qui se joue sur sa cuisine, qu’il n’a pas élaborée pour les vins puisqu’il n’en connaissait pas la liste. Il fumera plus tard de gros cigares à notre table, commentant cet événement.
Un américain, un allemand à la solide cave, un espagnol féru de gastronomie et négociant en vins, le petit Frenchie que je suis et quatre amis d’Anvers vont partager leurs vins. L’un d’entre eux me dit à un moment : « ne sous-estimez pas les belges et leurs caves ». Il n’en est pas question, on le comprendra.
Nous commençons par un champagne Bollinger RD 1990 qui remplace le Krug 1990 qui avait été annoncé. Le champagne est manifestement grand, mais trop vert et trop jeune pour moi. J’ai l’impression qu’il lui reste encore à s’épanouir.
Malgré l’absence de connexion entre les plats et les vins, nous commençons par un accord de rêve, une langoustine crue avec une sauce à l’huître et au caviar de Belgique (j’ai appris que cela existe), qui accompagne un Chablis Grand Cru les Clos Raveneau 1972 éblouissant. Son nez est impressionnant, pénétrant. Très minéral, il n’a pas la définition d’un Chablis mais plutôt d’un Meursault. En bouche, c’est un festival de complexité. Je suis très impressionné par ce merveilleux Chablis.
Les accords, par la suite, vont être moins intéressants, même si les plats sont fort bons. Les trois blancs qui arrivent ensemble sont très différents. Le Puligny-Montrachet Clos de la Garenne Etienne Sauzet 1992 a un nez énigmatique où je reconnais de la poudre de maquillage, comme je l’avais ressenti sur le Château Margaux 2004 récent. Il a un joli fruit, mais finit très vite en bouche. Il est beaucoup plus court que le Chablis. Le Bâtard Montrachet Domaine Leflaive 1992 est une bombe. C’est un conquérant extragalactique. Généreux, complexe, avec une incroyable variété de goûts, ce vin est presque excessif, ignorant le plat pour prendre le pouvoir dans le palais par un véritable coup d’Etat. Et par un paradoxe que seuls les grands vins sont capables de créer, cet excès, fort enrichissant au demeurant, va mettre en valeur le vin suivant, le Puligny Montrachet Les Pucelles Domaine Leflaive 1982. Ce vin apparait alors fantastique, émouvant, séduisant, féminin, gracieux, envoûtant. J’ai largement préféré ce blanc aux deux autres. Mais quand les vins s’épanouissent dans les verres, le Sauzet 1992 prend de la longueur et s’apprécie. Le Mount Eden Santa Cruz Mountain 1999 apporté par Dan n’a pas grand chose à dire à coté de ces monstres sacrés. Sentant et évoquant en bouche la banane, il n’a pas d’intérêt pour moi.
La soupe de haricots à l’anguille est un plat délicieux. On n’approche pas de l’anguille de Christian Le Squer, chef de Ledoyen, mais c’est bon. A goûter en solo, pas avec les vins.
Les trois premiers rouges, contrairement aux blancs, vont être servis à l’aveugle. Je suis immédiatement impressionné par la générosité du second. Quand les vins s’installent dans les verres, c’est pour moi manifestement le premier qui est le plus grand, mais il y aura des controverses sur le premier et le troisième. Il n’y a pas d’équivoque pour moi, c’est de loin le Château Latour 1990 le plus grand, un vin d’une impossible perfection. Il est déjà buvable, et c’est raisonnable de l’ouvrir, même si l’on sait que ce vin va prendre un envol spectaculaire avec quelques années de plus. C’est pour mon palais la perfection absolue du vin de Bordeaux. A côté, le Beauséjour-Dufau 1990 est infiniment plus sexy. C’est l’espionne top model qui fait démissionner les ministres britanniques. C’est le charme des unions morganatiques. Ce vin que des gourous inspirés ont porté au pinacle justifie sa réputation. Il est effectivement délicieux, sans avoir la race du premier. Le troisième, qui plut à certains, est Château Montrose 1990 que j’ai déjà goûté plusieurs fois. C’est effectivement un grand vin, lui aussi encensé outre-Atlantique, mais ce soir je ne trouve pas la clef. Latour 1990 plane au dessus de ce lot d’immense valeur. Le plat de poisson n’avait rien à faire avec ces vins-là.
Le Phelps, Eisele 1977 surprend un peu au moment de le boire après ces beaux vins, mais on s’habitue, et il devient aimable. On dirait un vin de Bordeaux, ce qui doit être pris comme un compliment. Il a de la finesse et du charme. Mais que peut-il faire quand son entrée en scène coïncide avec celle de Château Mouton-Rothschild 1982 qui est un hymne à la gloire de Bordeaux ? Nous sommes en train de porter à nos lèvres la quintessence du vin quand il est encore jeune. La série des blancs avait été de très haut niveau. Mais trouver au même dîner Mouton 1982 et Latour 1990 nous porte au sommet absolu de la hiérarchie bordelaise.
J’ai eu, ce soir, une expérience comme je les aime, car j’ai fait une découverte culinaire. Un époisses de Berthault, qui doit avoir pas mal d’heures de vol tant il ne tient pas à sa croûte, accompagne un Château d’Yquem 1989 dans un accord absolument diabolique. Quel charme ! Je n’arrête pas d’en explorer le vice le plus salace. Absolument envoûtant et tenant beaucoup à la qualité de l’époisses. L’Yquem 1989 est beau dans sa jeunesse. Il n’en fait pas trop et s’inscrit bien dans la ligne historique d’Yquem.
Tout s’arrête quand on nous sert Château d’Yquem 1967 à la couleur d’un or profond comme ceux qui ont été dégustés au château d’Yquem à la féérique soirée de juin 2005. Cette bouteille est un peu plus brune que d’autres que j’ai bues. Eblouissant, il a une longueur quasi infinie qui est la signature de cette année.
L’Essencia Tokaji 1945 du collectionneur allemand Rainer est excellent. Le sucre est lourd, le botrytis est élégant. On a sur la langue la pression de grains de raisins brûlant au soleil de plomb. En se développant, il devient de plus en plus élégant, même s’il fait un peu monochrome comparé à l’Yquem.
Je ne suis évidemment pas un bon juge du vin de Chypre 1845 que j’ai apporté, aîné de cent ans du Tokaji, expérience comme celle que nous fîmes au château d’Yquem avec deux vins séparés d’un siècle exactement. Au nez, ce qui explose, c’est le poivre et la réglisse. En bouche, il est dense comme un parfum, comme une liqueur alors que c’est un vin. La sensation est la même que de regarder le soleil de face. C’est insupportable. Là, c’est de bonheur que l’on est dardé. La complexité aromatique est infinie. Certains de ces nouveaux amis l’ont comparé à des madères. Mais le Chypre est plus complexe que cela. Et sa longueur est encore plus belle que celle de l’Yquem 1967. Quand les cigares se sont déployés comme des antennes vers un ciel de plaisir, j’imagine ce qu’ont dû ressentir ces esthètes avec le vin de Chypre, au poivre appelant les volutes cubains.
Nous quittons ce restaurant de très grande qualité pour sacrifier à un rite de ces amis anversois. Dans un café tout proche, nous goûtons un alcool de genièvre qui porte le nom de J. Thienpont, le créateur de Le Pin ! Quand j’appuie sur l’interrupteur de la lampe de chevet d’une chambre impersonnelle d’un hôtel propre mais sans âme, il est quatre heures du matin. Les anversois sont de solides gaillards.
Que dire de cette expérience ? D’abord que ces amateurs sont généreux. Ils ont ouvert des flacons d’une qualité rare, et sans compter. Ensuite, le code vestimentaire est approximatif. J’étais venu en cravate. Nous n’étions que deux. Le menu n’avait pas été adapté aux vins, ce qui est dommage. Et il y a trop de vins pour le nombre que nous formions. Cette soirée, dont on trouverait difficilement l’équivalent en France, puisque beaucoup de ceux qui pourraient le faire sont partis sous d’autres cieux fiscaux, est un exemple de générosité et d’amour du vin.
Si je dois faire un classement, sans le vin de Chypre, je le ferais ainsi : 1 Latour 1990, 2 Chablis GC les Clos Raveneau 1972, 3 Mouton 1982, 4 Puligny Montrachet les Pucelles Domaine Leflaive 1982.
Nous avons envisagé avec Jacques Le Divellec de faire ensemble un dîner de wine-dinners. Tout était prêt, et voilà que l’annulation d’une table complète se fait quelques semaines avant. Nous gardons au chaud les recettes et au frais les vins, en attendant que le repas repoussé se décide. Mais nous avons pris goût à déjeuner ensemble. Marguerite, sa femme, a convié deux de leurs amis. En les attendant, je grignote des crevettes grises, et Jacques me montre un mode opératoire beaucoup plus efficace que le mien. Le premier plat est un essai. Carpaccio de turbot au citron confit. Le turbot est cru en fines lamelles, huile d’olive et se goûte avec un plaisir rare. La chair, qui évoque assez peu celle du turbot cuisiné est d’une texture parfaite. De tous les poissons crus, c’est lui le plus élégant. Un Puligny-Montrachet les Champgains Paul Chapelle & Filles 1999 au nez puissant et à la bouche goûteuse se marie tout naturellement. La petite confiture de zestes de citrons et poivre de Séchouan serait trop forte pour un vin ancien, sauf à être badigeonnée sous forme de trace. Ce plat, dont c’est le premier essai, est approuvé par Marguerite qui l’adore. Les ormeaux poêlés, ail et persil, ont été bien battus, plus que ceux de Yannick Alléno lors d’un essai récent. Ils sont d’une chair rassurante. C’est bon comme un plat simple. L’ail généreux arrange grandement l’accord avec le vin, et je constate qu’un rouge conviendrait autant qu’un blanc. Le cabillaud, sauce à l’encre de seiche et roquette se marie pour mon plus grand bonheur avec Domaine de Chevalier 1999 rouge dont la première bouteille est radicalement plus chaleureuse que la seconde. L’accord de la chair prononcée du cabillaud avec le rouge est excitant. Vient ensuite une nouveauté. C’est en effet la première fois que je goûte la chair en médaillon d’un certain mammifère de mer, chair boucanée comme la peau d’un marin au long cours, avec une infusion de truffes. Ce médaillon appellerait avec joie un vin ancien, car les saveurs de la chair rare de cet animal nageant sont dans la droite ligne d’un vieil Haut-Brion.
Le soufflé au chocolat est un péché de même nature que les plaisirs défendus. Un jeune dirait : « trop bon ! ». Le millefeuille aux fraises et framboises dépasse la capacité physique de l’estomac d’un ogre. Le délicieux Banyuls Chapoutier 2003 est un bonbon délicat. De beaux essais culinaires, à adapter pour certains à la demande des vins anciens, et des essais d’un rare intérêt. L’esprit était à la musique et à la poésie. Il y avait un goût de revenez-y.
J’arrive au restaurant de l’hôtel Bristol pour ouvrir les bouteilles du 68ème dîner de wine-dinners. Livrées plusieurs jours à l’avance elles ont été mises debout hier par Jérôme Moreau, très efficace sommelier. Du matériel de travail m’attend déjà, attention à laquelle je suis sensible. Ludovic, jeune sommelier, va m’accompagner dans cette cérémonie devenue un rite, l’ouverture des bouteilles.
Je suis fortement déçu par les trois bordeaux rouges, qui semblent fatigués, ce qui ne me plait pas. Alors que La Mission Haut-Brion 1964 est un vin solide d’une année solide, avec, de plus, un niveau dans le goulot, ce qui est exceptionnel, je suis prêt à le déclarer mort tant il me déplait. L’Ausone 1953 aussi d’un bon niveau est décevant au nez. Le Coutet 1952 (Saint-émilion et pas Barsac) a un nez fatigué, mais j’ai plus d’espoir. Tout ceci se corrigera avec l’oxygène. Là-dessus, le Sauternes de 1943 me semble fade. Je suis évidemment dépité et encore plus, car j’avais apporté trois flacons supplémentaires au-delà de mes bouteilles de réserve, des bouteilles en danger de mort. Il convient d’expliquer pourquoi.
Une chaîne de télévision doit filmer ma cave principale dans les prochains jours. J’ai demandé à un ami de ranger quelques recoins. Il a eu aujourd’hui entre les mains des bouteilles souffrantes ou quasi mortes. C’était l’occasion de les faire goûter aux hôtes de ce soir, plutôt que de les jeter. C’eût été bien si les trois bouteilles apportées s’ajoutaient à des bouteilles saines. Mais si certaines des bouteilles officielles sont peu brillantes, cela fait trop. Je décidai donc de rajouter les deux bouteilles de réserve que j’ai toujours, « pour le cas où », et que j’ai rarement l’occasion d’utiliser. Ce qui fait qu’au lieu des dix bouteilles prévues, nous allons boire quinze vins, les dix prévus, les deux de secours, et les trois moribonds de cave. On verra que beaucoup de surprises furent au rendez-vous.
Les hôtes de ce dîner arrivent avec ponctualité et j’explique les règles de fonctionnement, pour mieux profiter du repas, sur un champagne Charles Heidsieck 1982. D’une belle couleur de pêche dorée, la bulle encore vivante même si elle s’est assagie, ce champagne explique bien le monde dans lequel nous entrons. Les saveurs sont intenses, équilibrées, profondes. C’est un beau champagne d’expression, plein de gaieté. Des petites amuse-bouche délicats, fort épicés - mais c’est la façon du chef - ont permis de voir comme un champagne change selon la saveur qu’il accompagne.
Le menu composé par Eric Fréchon avec les conseils de Jérôme Moreau n’avait pas nécessité que j’intervinsse car les audaces me paraissaient toutes justifiées. Il fut d’un grand plaisir confortable : Chamalot parmesan, beignets de lotte, cornets de foie gras aux anguilles, maquis / Bouillon cube de foie gras de canard, langoustines mi-cuites au gingembre, coriandre et cébettes / Topinambour et truffes noires, cuites en croûte de foin, bouillon mousseux au jus de truffe / Filet de Sole farci aux girolles, sucs d’arête réduit à peine crémé / Pot au feu de cochon et bœuf, volaille au foie gras, os à moelle et céleri rave / Fourme d’Ambert / Poire caramélisée cuite à l’étouffée, jus aux zestes de clémentine semi confite, glace à la vanille.
Dans notre assemblée, trois convives sont déjà des familiers de ces dîners et six sont dans les limbes dont une femme, hélas une seule, très connaisseuse en vins. Un restaurateur attentif s’est mêlé à des groupes d’acteurs du monde des affaires et de la finance. La Belgique et le Luxembourg ont dépêché de leurs meilleurs gastronomes.
Le premier champagne bu debout dans le beau hall d’entrée de l’hôtel, joyeux et solide crée un contraste fort avec le champagne Laurent Perrier cuvée Grand Siècle dont les vins doivent dater de 1995 à 1997, très probablement. Le premier est masculin, le Laurent Perrier est féminin, aérien, d’un charme étourdissant. Quelle belle idée de lui avoir associé dans sa présentation graphique une tulipe blanche et une sorte d’écharpe blanche ! Ce champagne floral, de fleurs blanches, a le charme d’un effeuillage raffiné.
Le Gewurztraminer Gustave Lorentz réserve 1966 est une des surprises, assez étonnante, de cette soirée. Son nez était épanoui à l’ouverture. Il est flamboyant quand on le boit. Ce Gewurztraminer est étrangement goûteux, d’une personnalité énigmatique et fait chanter le palais. Sur le bouillon joliment raffiné, c’est une merveille de vin et un chef d’œuvre d’accord. Nous sommes en plein rêve, et les « oh » et les « ah » commencent à fleurir.
Le topinambour d’Eric Fréchon est un plat absolument exceptionnel. Il lui fallait de grands vins. J’avais tant vanté les mérites d’un vin rare, convoité de tous les amoureux des vins, que toute le monde fut déçu de la performance du Montrachet Comtes Lafon 1990. C’est un grand vin, doré à souhait, au nez discret, ce qui est anormal pour un Montrachet, très expressif quand il s’ouvre dans le verre, mais qui n’arrive pas à passer les vitesses. Il est coincé sur la première, et délivre moins de la moitié de ce qu’il devrait. On sent la promesse, mais la promesse seulement. Le coup de dés d’Eric, que j’ai approuvé non sans angoisse, c’est de mettre sur le même plat blanc et rouge. Et miracle, La Mission Haut-Brion 1964 que j’avais annoncé mort à mes hôtes, existe. De plus, le plat le dope. Bien sûr, on sent quelques imperfections. Mais le vin peut être bu, et bien bu. Et comme le Montrachet joue petit bras, cela motive encore plus la Mission Haut-Brion. Le plat est incontestablement délicieux.
La sole accueille deux vins. C’est immédiatement le Château Coutet Saint-Emilion 1952 qui s’inscrit opportunément dans la logique du plat. Le vin a souffert. Il est torréfié, truffé. Mais c’est ce qui convient à la sauce de la sole. Le Château Ausone 1953 essuie ses pieds avant d’entrer. On sent qu’il va mettre des patins pour ne pas déranger. Il est discret, mais on pressent qu’il s’ouvre. Il va parler. Et alors, on perçoit toute l’intelligence de ce très grand vin. Il manque d’une once de panache ce soir, mais on reconnait sa race. Je dois avouer que je l’ai bien aimé, comme beaucoup de convives, mais il pourrait beaucoup mieux montrer.
Comme le Charles Heidsieck, Le Corton Bouchard Père & Fils 1980 a été ajouté au programme. Nous aurons donc trois vins sur le pot au feu, merveilleux faire-valoir calibré pour ces bourgognes généreux, subtils et sans la moindre faute. Le Corton porte le message clair de la Côte de Beaune, joliment calligraphié. Le Chambolle Musigny les Amoureuses P. Misserey et Frère 1981 est chaleureux, épanoui, jeune, fringant. Qu’il remplit bien la bouche ! Et le Chambertin Charles Viénot 1934 est émouvant. En bouche, je sens une perfection aboutie, une chaleur communicative, une définition de trame du plus beau point. C’est immédiatement accessible tant le vin est bien fait. Vin magique que j’adore.
Nous allons maintenant goûter les trois vins pris en cave pour « délit de sale gueule ». Le Château Margaux non millésimé, d’une mise négoce, que nous avions déjà, lors d’essais précédents avec des amis, daté du millésime 1931, se montre époustouflant. Il faut dire que la blessure venait d’un mouvement malencontreux de mon ami qui rangeait la cave. Un choc, la capsule se fend, le vin s’écoule à peine, mais cela suffit pour imposer qu’on le boive. Ce furent les bienheureux participants de ce dîner qui en eurent le bonheur. Vin magnifique qui rachetait à lui seul les blessures des autres bordeaux.
Le Lynch-Moussa 1953 au niveau trop bas était incomestible. Le Château Trottevieille 1967 blessé lui aussi n’avait pas un charme suffisant pour qu’on s’y intéresse.
Le Haut Sauternes Guillaume 1943 a été rebouché par un ami expert, qui m’avait donné aussi le bouchon d’origine. Quelle avait été la blessure justifiant cette intervention, je ne sais pas. Ce vin devrait remercier la fourme qui lui a permis de paraître à peu près intelligent. Vin très agréable dans ce rôle là, ce vin est assez fade. Très belle couleur, nez poli, discours un peu affadi, il est buvable, sans plus.
Trompettes, sonnez maintenant, car le Château d'Yquem 1936 au bouchon d’origine, d’un niveau irréprochable est d’une perfection irréelle. J’avais de la décennie 30 l’image d’Yquem peu botrytisés. Or ce 1936, que j’ai déjà bu, est ici pimpant, joyeux, magnifique. Il est dans la lignée des Yquem que j’adore, aux tons d’orange, de mangue, d’abricot. C’est magnifique, d’un équilibre absolument parfait. Joyeux, il me plait plus que le 1937 que l’on a bu à l’académie des vins anciens. La poire d’Eric Fréchon est très belle. Mais un si beau sauternes ne gagne rien avec le dessert. Il fallait le déguster seul, dans son impériale beauté.
La tradition des votes fut de nouveau respectée (on en fit l’impasse lors du dîner au château d’Yquem). L’Yquem 1936 récolta sept votes de premier, le Chambertin 1934 un vote de premier, comme le Laurent Perrier et le Gewurztraminer. Les plus fréquents dans les votes furent Yquem 1936, Chambertin 1934, Gewurztraminer 1966 et Ausone 1953 (qui recueillit 6 votes). Neuf vins eurent au moins la faveur d’un vote. Mon vote fut : Yquem 1936, Chambertin Charles Viénot 1934, Gewurztraminer Gustave Lorentz réserve 1966, Ausone 1953. Des lecteurs se demandent parfois si je ne suis pas trop laudatif sur les vins anciens. On aura vu que ce soir je ne fus pas tendre pour certains. Les plus mauvaises surprises furent paradoxalement créées par les vins les plus solides, le Montrachet 1990 et la Mission Haut-Brion 1964 au niveau impeccable. Grâce – une fois de plus – à un oxygène salvateur, des vins que l’on aurait écartés ont pu être bus avec joie, comme ce Margaux 1931 qui recueillit trois votes, ce Coutet 1952 que la sole fit exister. L’insolente suprématie d’Yquem s’est encore manifestée. C’est dans l’ordre des choses.
Ce restaurant est bien rodé, avec une équipe efficace. Eric Fréchon nous a délivré une cuisine solide, exactement dans la ligne des vins anciens car il a fait des plats très purs. Ce fut totalement convaincant. J’ai retrouvé en ouvrant les bouteilles une apprentie sommelière que j’avais fait pleurer en la morigénant quand elle avait failli renverser un flacon irremplaçable il y a quelques mois. Elle ne se souvenait de rien. Tant mieux. Mes convives ont approché des vins anciens sublimes comme le 1936, le 1934 et le 1966. Ils auront compris que le temps flétrit des vins qui ne traversent pas les années sans dommage. Cela renforce l’intérêt des actions que mène l’académie des vins anciens pour que les vins anciens soient bus avant qu’il ne soit trop tard.
Malgré la très normale déception que certains vins fussent affaiblis, je suis heureux de cette expérience, qui montre la réalité de ce monde passionnant, où les réussites justifient pleinement les risques que l’on prend.





 


 
 
Château Petit-Faurie-De-Soutard
 
 

 
 
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